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le rapport 2006 du Conseil d'Etat "sécurité juridique et complexité du droit" : quelques observations impertinentes

En 1953, date de la création des Tribunaux administratifs, il existait une seule procédure propre à permettre de suspendre l’exécution d’une décision. Un demi siècle plus tard, le Code de justice  administrative contient plus de quinze procédures de référé qui peuvent à avoir cette finalité, soit exclusivement, soit au sein d’un ensemble plus large de pouvoirs dévolus au juge.

En 1953, date de la création des Tribunaux administratifs, il existait une seule procédure propre à permettre de suspendre l’exécution d’une décision. Un demi siècle plus tard, le Code de justice  administrative contient plus de quinze procédures de référé qui peuvent à avoir cette finalité, soit exclusivement, soit au sein d’un ensemble plus large de pouvoirs dévolus au juge.

Cet exemple, parmi beaucoup d’autres, est de nature à montrer que l’évolution d’un système juridique vers plus de complexité est une tendance indéniable. Mais, cet exemple, à la différence de la plupart de ceux qui sont contenus dans le rapport du Conseil d’Etat pour l’année 2006, intitulé « sécurité juridique et complexité du droit » permet de fournir une réflexion plus nuancée sur la nature et les effets de la complexité en matière normative.

Qui peut en effet contester que, malgré cette complexité accrue, le système général de suspension de l’exécution des actes administratifs a connu une amélioration incontestable, du moins si l’on se place du pont de vue des justiciables ? C’est donc que la complexité a une fonction positive, même si elle a corrélativement un coût : l’accès à ce type de procédure est aujourd’hui de plus en plus périlleux pour un requérant dépourvu d’avocat car seul un professionnel du droit est en mesure d’en sécuriser la mise en œuvre.

Et si l’on voulait prolonger la valeur illustrative de cet exemple, on pourrait relever l’inégal intérêt de toutes les procédures mises en œuvre : le référé audiovisuel est en semi-léthargie, alors que le « référé liberté » continue de susciter des espoirs que les juges, notamment du Palais-Royal, douchent régulièrement, malgré quelques contre-exemples médiatisés. Ainsi, dans « l’offre de norme », le justiciable doit opérer un choix pour rechercher quelle est la voie de droit la plus appropriée.

Et encore pourrait-on souligner que cette offre de référés, cette facilitation, pour user d’un vilain barbarisme, génère des effets discutables : lorsque les sociétés J-C Decaux et Clearstream défèrent au juge du référé précontractuel tous les appels d’offres qu’elles sont perdu en matière de mobilier urbain, s’agit-il encore d’un progrès dans l’accès au juge et dans le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence, ou bien d’une forme de bataille commerciale dont le coût pour la collectivité est supérieur au bénéfice escompté de l’introduction de recours effectifs en matière de marchés publics ?

De tout cela il résulte, il faut bien en convenir, que l’appréciation de la complexité des systèmes juridiques ne peut pas être univoque : Elle est à la fois entropie et neguentropie. Elle est à la fois une nécessité systémique et une menace qu’il faut parvenir à sinon à juguler, du moins à limiter dans ses effets indésirables.

Nous ne disons rien ici de très nouveau : Jacques Chevallier a admirablement décrit ces phénomènes dans « L’Etat post-moderne » (LGDJ 2003). Mais pour autant ces rappels ne paraissent pas inutiles, dans la mesure où le rapport du Conseil d’Etat s’inscrit dans une perspective bien différente dont la thématique essentielle (pas la seule il est vrai) est la déploration de la dégradation de la qualité de la norme juridique, et dont les propositions de solution reposent sur une vision désespérément traditionnaliste : études d’impact de la loi, meilleur travail intergouvernemental, etc…

Tout cela ne fonctionnera pas, ou n’aura que des incidences marginales. Pourquoi ? D’une part parce que le diagnostic est mal posé, d’autre part parce que les propositions de réformes sont maintenues dans un paradigme qui ressemble fortement à celui des commission de la hache ou de la guillotines, mises en place en 1946 et 1947. Essayons de développer ces deux propositions.

 

 

1°) Un diagnostic mal posé.


a) Des oublis


La description de la complexité du système juridique posée par le Conseil d’Etat est principalement centrés sur le développements des normes internationales et sur l’inflation normative due à la loi et à la « politique médiatique » qui l’expliquerait.

Ce faisant, le Conseil d’Etat méconnaît, d’une manière étonnante, deux phénomènes majeurs qui sont pourtant à la source de la complexité.

- la déconcentration du pouvoir réglementaire et « quasi-réglementaire ».

Sous la pression des circonstances et des nécessités, le Conseil constitutionnel a été obligé d’admettre, en 1989, que malgré les dispositions constitutionnelles expresses de l’article 20, le pouvoir réglementaire peut-être dévolu à d’autres autorités que gouvernementales. Il en va notamment ainsi pour les autorités administratives indépendantes, que si a conduit à un des éléments essentiels de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la « régulation »  (il est à noter que le terme de régulation n’est employé en tout et pour tout que 6 fois dans le rapport qui s’étend sur plus de 80 pages !).

Or, partout ailleurs qu’en France, chacun s’accorde sur le fait que le développement normatif et la complexité du droit est d’abord dû à la multiplication des centres de production juridique ainsi qu’au droit « para-réglementaire »  que secrètent ces centres. Il suffit de regarder la produit normative ou quasi normative du CSA ou de l’ARCEP pour s’en convaincre. Alors qu’il n’existe qu’une loi sur l’audiovisuel, et qu’un Code, des postes et communications électroniques, il existe des centaines de décisions prises chaque année à teneur réglementaire significatives : avis, recommandations, guides de « bonnes pratiques », sans compter les système de conventionnement ou d’autorisation qui cristallisent des doctrines de ces autorités qui ne sont pas nécessairement contenues antérieurement dans des textes normatifs. Et nous ne doutons pas qu’il en aille de même dans la régulation des activités financières, même si notre médiocre connaissance de ces secteurs d’activité nous contraint à la prudence.

Il y a donc dans chacun de ces « secteurs régulés » des phénomènes de complexité du système juridique qui ont purement et simplement échappé à la sagacité du Conseil d’Etat


- la multiplication des systèmes juridictionnels.


L’autre facteur de complexité étonnamment méconnu par le rapport concerne le système juridictionnel lui-même. Faire reposer la complexité uniquement sur les normes et oublier les organes chargés de l’interpréter est plus que singulier. Il ne fait pourtant pas de doute que la multiplication des instances juridictionnelles, nationales et internationales, leurs intérférences de compétences, et la compétition à laquelle elles se livrent pour asseoir leur pouvoir et faire prévaloir de leurs solutions est aujourd’hui un des enjeux majeurs de la complexité du droit. Un exemple, pour s’en convaincre : la décision Perruche de la Cour de cassation et l’onde de choc qu’elle a provoqué sur le système du droit de la responsabilité. En dehors de « l’amendement anti-Perruche », ce sont bien toutes les juridictions saisies qui, par la multiplicité de solutions et des fondements retenus ont produit cet effet de désordre (auquel les derniers arrêts du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation n’ont peut-être pas mis un terme définitif).


b) des postulats contestables


- le paradigme inflation normative/complexité

Il est d’abord irritant de voir répétée de manière aussi constante la liaison entre complexité et inflation normative. Il faut l’affirmer tout nettement : ce paradigme est gravement erroné.

D’abord parce qu’un système fondé sur des normes simples et peu nombreuses n’est pas pour autant un système juridique dépourvu de complexité. De ce point de vue, le Conseil d’Etat s’attarde peu sur la question de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Voilà pourtant un texte simple, bref, et même parfaitement limpide. Pour autant qui peut contester que le droit de la Convention est un système juridique complexe ? Et si même la simplicité de la norme peut traduire la simplicité du système juridique, c’est généralement dans un Etat autoritaire qui se défie du pouvoir de l’interprétation qui généralement lui échappe. Rappelons nous Napoléon voyant paraître le premier commentaire du Code civil : « Mon code est perdu (cité par E. Gaudemet in L’interprétation du Code civil depuis 1804, réed La Mémoire du droit 2002 avec un présentation de Ch. Jamin et Ph. Jestaz, p. 60).

Ensuite parce que le faible nombre de normes contenues dans un système juridique ne traduit généralement pas sa simplicité mais plus souvent une situation de blocage et de crise. Un peu d’histoire ? Revenons à notre mythique troisième République, économe en lois, que l’on veut aujourd’hui ériger en modèle de tempérance normative. Qui se souvient aujourd’hui des critiques acerbes dont fut l’objet le système des commissions parlementaires, dont les lenteurs et l’indécision conduisirent à ce que des lois aussi cruciales que celle sur l’indemnisation des accidents du travail fut adoptée au bout de 18 ans et plus de quinze ans après l’Allemagne bismarkienne, et alors même que le système envisagé n’était ni plus simple ni plus satisfaisant que le les législations étrangères.

Enfin parce que la norme abondante n’est pas nécessairement la norme la plus complexe ou la moins applicable. Lorsque les légistes allemands réactivèrent, à partir du début du XIX siècle, le droit romain, quelle époque de ce droit choisirent-ils ? le beau droit simple et immédiat de la loi des XII tables ? non, bien sûr. Ils se référèrent aux codifications justiniennes, et notamment au droit des Pandectes ou du Digeste (v. Bruns, Das Pandektentecht , in Kohler et alii, Encyklopädie der Rechtwissenschaft, 6e ed. 1904, T.1, p. 191), alors pourtant qu’il s’agit de sources complexes voire contradictoires.

En maintenant ce paradigme inflation/complexité, le Conseil d’Etat est donc voué à lire le droit contemporain avec la même grille de lecture pessimiste et aristocratique que Ripert (v. par ex. la préface à la 2e ed. des Forces créatrices du droit : « il faut croire au progrès du droit, mais ne pas le reconnaître dans l’abondance des lois. Il ne saurait être réalisé que lentement, et par la suprématie des forces morales. Les révolutions ne créent jamais rien et elles peuvent détruire l’idée même de droit » (LGDJ 1955, p. VII). Ce faisant, il nie donc l’idée même selon laquelle la complexité serait une donnée inhérente au système et non une contrainte extérieure qui pourrait être atténuée voire supprimée.

- la complexité serait d’abord le fruit d’un droit « médiatique et politique »

Parmi les principales critiques formulées par le Conseil d’Etat figure celle selon laquelle la complexité du système serait le fruit d’un certain nombre de réformes dont la finalité serait d’abord politique et médiatique, les fameux « effets d’annonce » si décriés dans la sphère juridique.

On retrouve ici, sous-jacente, une vieille querelle : celle de la technostructure contre le politique : de celui qui sait comment on fait la norme contre celui qui l’instrumentalise pour en faire un outil de son action. Fort vieille querelle à la vérité, dont on trouve déjà l’empreinte dans les Discours préliminaires de Portalis (contre ce vilain Tribunat qui voulait discuter les beaux projets du Consul), dans la justification des Décrets-lois à la fin de la IIIe République (ce fameux domaine naturel de l’exécutif dans lequel les députés inspirés par les passions politiques ne doivent pas pouvoir intervenir), et plus encore dans la production législative rationalisée de la Ve République (autant d’ailleurs par l’ordonnance de 1959 sur les Lois de Finances que par la Constitution elle-même) : le député dépensier et inconséquent par nature doit être mis sous la tutelle de l’exécutif.

Et pourtant, la prolifération de la norme, son instabilité, sa complexité, on les trouve tout autant dans le droit savant et maîtrisé par la technostructure. Ainsi, le Conseil d’Etat note comme un chiffre révélateur que 10 % des articles d’un Code connaissent des modifications chaque année. Mais, le Code de Justice administrative n’est pas loin de ce chiffre : un rapide décompte fait à la main démontre que ses 200 premiers articles réglementaires ont fait en l’espace de 5 ans l’objet de 79 modifications, soit un taux de près de 8 % alors que pourtant la partie réglementaire est de ce Code est rédigée par l’une des institutions de la République les moins suspectes de céder à l’inflation normative et à la complexité de la norme qu’elle dénonce régulièrement…

Evidemment, en utilisant cet exemple je cède à mon penchant peu recommandable pour la polémique, mais il semble cependant que la démonstration soit bien apportée : l’inflation normative et la variabilité de la norme ne sont pas d’abord le fait de politiciens avides de reconnaissance mais d’un effet systémique contre lequel les incantations et les rappels à la qualité de la loi ne sont que de peu d’effets.


2°) Des solutions incomplètes


A partir des conclusions d’un  diagnostic aussi contestable, il va de soi que le Conseil d’Etat s’interdisait toute perspective véritablement novatrice concernant la complexité du droit.

a) la réactivation de vieilles mesures

Une des propositions de base du rapport pourrait s’intituler comme suit «  pour un retour à la constitution de 1958 » : respect de l’article 39, des articles 34/37, de la notion d’amendement, des irrecevabilités de l’article 41 et 44… Ah, quelle serait belle, la Constitution, si nos terribles politiques acceptaient de se plier au cadre si rationnel mis en place par Michel Debré en 1958, avec l’appui de la compétence du Conseil d’Etat et ses membres les plus éminents. Et pourtant, comment imaginer que ce qui n’a pas fonctionné, même dans les plus belles années de la technostructure des trente glorieuses pourrait aujourd’hui, par la vertu de l’incantation, trouver un nouveau souffle ?

Cela n’est pas raisonnable. Chacun sait que le cadre de la rationalisation du parlementarisme n’est qu’une coquille vide si la mobilisation des acteurs n’est pas obtenue. Et chacun sait également que cette mobilisation ne s’obtient ni par des réformes de la structure de ce cadre ni par des tentatives de réactivation du cadre ancien mais par la démonstration pour chacun des acteurs d’un gain résultant du changement.


b) la promotion du principe de sécurité juridique

le Conseil d’Etat explique également dans ce rapport que le principe de sécurité juridique doit être à la base de toute réflexion. Cela n’est guère contestable. N’est ce pourtant pas la même juridiction qui a refusé d’en faire un principe général du droit ? Gageons donc que comme souvent dans le passé, ce rapport sera le support d’une future évolution jurisprudentielle en ce sens. Mais en même temps, on ne peut qu’avoir un doute sur le fait que l’affirmation d’un principe juridique suffira à la gestion de la complexité.

c) le renforcement des études d’impact de la norme

La piste la plus intéressante de réforme esquissée tient sans doute dans l’obligation  d’études d’impact préalables à l’adoption d’un texte, en usant de la loi  organique pour rendre obligatoire ce qui a échoué depuis 1995 sous la forme de circulaires. Il est indéniable que dans les temps actuels l’analyse de la qualité de la réglementation est d’abord fondée sur sa justification économique ou sociale.  La coordination de ce dispositif avec ceux de la LOLF (étonnamment fort peu évoquée dans le rapport) est de toute évidence un des enjeux majeurs des années à venir.



Conclusion.


Le rapport 2006 du Conseil d’Etat, il nous semble de notre devoir de la souligner, apparaît extrêmement inquiétant.

D’abord parce que dans son analyse de la complexité des systèmes juridiques, il refuse purement et simplement toute vision contemporaine. Le mythe de la simplicité, la réduction de la complexité par le retour aux vieilles procédures des années 58, tout cela semble terriblement suranné et sans véritable prise sur la réalité des crises qui frappent nos institutions politiques et juridiques.

Ensuite parce que, sauf de manière très incidente, ce rapport n’évoque jamais les enjeux contemporains de la complexité normative : comment positionner un système normatif dans une logique mondialisée, quels sont les enjeux du passage  d’une démocratie parlementaire à une « gouvernance technique », préfigurée par le système communautaire mais qui s’étend aujourd’hui très rapidement dans les sphères nationales, comment faire évoluer la rationalité des acteurs pour aboutir à un système normatif plus compétitif socialement et économiquement …

Enfin parce que l’éventail des solutions proposées, par sa pauvreté donne le sentiment que notre classe juridico-administrative est aujourd’hui frappée d’un profond désarroi qui se traduit par une incapacité à penser toute évolution qui supposerait une remise en cause du système. Admettre, par exemple que la régulation étatique et centralisée du système juridique est aujourd’hui inconcevable. Admettre encore que les ratings internationaux, de la Banque Mondiale, de l’OCDE ou autres, sont aujourd’hui des contraintes qui ne peuvent plus être traitées uniquement par la contestation des critères de mesure mais qui doivent être acceptés et pris en compte. Admettre, toujours, que dans le réseau des normes internationales qui structure notre système juridique, la logique de la confrontation et de la résistance (retards à transposer les directives, refus de la jurisprudence de la CEDH, réformes a minima…) est aussi contre-productive que vouée à l’échec.

Il en ressort au total une terrible impression de retour à la crise de l’Etat des années 30, le bouillonnement intellectuel des mouvements anti-conformistes en moins. On ne saurait faire constat plus pessimiste sur l’aptitude de notre pays à entrer dans le XXIè siècle.

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